L’accès à la jurisprudence est important pour tous les professionnels du droit et plus généralement pour les citoyens et l’état de droit.

L’accès le plus large possible à la jurisprudence est utile pour asseoir l’autorité de la justice en tant qu’administration. Les citoyens voient ainsi la masse et la qualité des décisions rendues.

Un large accès sert aussi d’outil de contrôle par les citoyens du bon fonctionnement de la justice. Il se rattache alors au principe de publicité des débats. Jusqu’à récemment, l’accès à la jurisprudence se faisait de manière limitée. Seuls les professionnels en bénéficiaient, et cet accès était limité en volume, ce qui était compensé par la qualité. Les arrêts de la cour de cassation publiés étaient soigneusement sélectionnés pour en faire un corpus cohérent, participant ainsi à la constitution d’une quasi-source du droit. Le rédacteur de ces lignes se souvient ainsi avec nostalgie de son sujet d’examen d’entrée à l’école des avocats : la jurisprudence, source de droit ?

Depuis les années 1990, plusieurs nouveautés sont apparues.

Tout d’abord, les décisions de justice ont commencé à être élaborées dans un format numérique, en fichier informatique. Le logiciel retenu est, semble-t-il, un traitement de texte qui a été très répandu (Wordperfect) mais qui a depuis été éclipsé par un autre logiciel.

Ensuite, le gouvernement français a ouvert un portail assez général : Légifrance, et des portails spécialisés (par exemple, ArianeWeb pour les décisions de droit administratif). Ces portails ne sont pas exhaustifs. Il est par exemple très étonnant que les décisions rendues par le tribunal de grande instance et la cour d’Appel de Paris soient si peu nombreuses dans Légifrance.

Parallèlement, les grands éditeurs juridiques ont mis à disposition de leurs clients, moyennant abonnements, des portails parfois plus complets, et surtout, enrichis de fonctions de recherche, et de liens vers des commentaires doctrinaux.

Récemment, on a vu apparaître de nouveaux acteurs, soit éditeurs classiques avec des méthodes d’indexation innovantes ou prétendues telles (doctrine.fr) et surtout, des sociétés qui promettent une forme de justice prédictive ou quantitative (case law, predictice).

L’efficacité de ces nouveaux outils suppose de disposer de grandes quantités de décisions de justice pour pouvoir établir des statistiques pertinentes. Dans ce contexte, la loi pour la république numérique du 7 octobre 2016 (loi 2016-1321) prévoit aux articles 20 et 21 un principe général d’ouverture des données de jurisprudence. Ces articles renvoient à un décret les détails de cette ouverture, et notamment la conciliation entre ce principe d’ouverture et le droit au respect de la vie privée.

La lettre de mission de Jean-Jacques Urvoas mentionne aussi un autre élément de complexité : l’entrée en vigueur en mai 2018 du règlement européen sur la protection des données (le RGPD). Dès lors, comment concilier les principes ? L’ancien garde des sceaux, M. Jean-Jacques Urvoas, a confié à une commission le soin de déminer le terrain. On peut raisonnablement supposer qu’il a été confronté à une opposition forte au sein de son ministère. Le rapport (accessible ici) publie les contributions reçues : certaines montrent bien cette opposition de principe. Et les travaux de cette commission, si on lit le rapport avec attention, portent la marque de ces tensions très fortes. On retiendra aussi que la publication du rapport a été plusieurs fois annoncée et reportée.

Enfin, la lettre de remise du rapport est datée du 29 novembre 2017, alors qu’il n’a été publié le 9 janvier 2018. Il s’agit probablement d’un signe de la gêne du ministère sur ce sujet.

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Le présent article est un article d’opinion. Il est donc consacré à deux points seulement : tout d’abord, le pouvoir politique doit trancher la question de l’étendue de l’exigence d’anonymisation. D’autre part, une difficulté paraît très surestimée par la commission.

Avant tout, il faut publier le décret d’application. Le rapport émet plusieurs recommandations en ce sens. La plupart de ces recommandations sont indiscutables, et elles serviront à la rédaction la plus efficace possible du décret. Restent deux nœuds gordiens qu’il faudra trancher : faut-il publier le nom des magistrats ? Faut-il publier le nom des avocats ?

Pour les avocats, le Conseil National des Barreaux s’est exprimé très clairement en faveur de cette publication par principe, et il semble que la commission s’en remette à cette position. L’auteur de ces lignes partage l’opinion du CNB sur ce sujet (ayant suffisamment critiqué le CNB sur plusieurs points, l’auteur a acquis la liberté de mentionner son accord. Sans liberté de blâmer… disait Beaumarchais).

Pour les magistrats, la commission n’est pas parvenue à un consensus.

L’opinion de l’auteur de ces lignes est ferme : aucun argument raisonnable ne peut être soulevé pour censurer le nom des magistrats ou des avocats.  Il faut bien sûr prévoir quelques exceptions raisonnables : nom des magistrats siégeant en matière de terrorisme, ou de sujets touchant à la défense nationale. Bref, il faut un choix politique clair.

Surtout, le rapport mentionne à plusieurs reprises la nécessité d’assurer une anonymisation parfaite des décisions publiées, ce qui devrait prendre plusieurs années. Ce pronostic de délai est trop pessimiste. En tenant compte de la puissance des outils informatiques les plus récents, notamment de l’apprentissage profond, il devrait être possible de programmer un outil permettant d’anonymiser quelques centaines de jugements de manière manuelle puis, progressivement, que la machine apprenne la meilleure méthode d’anonymisation. On peut rétorquer que la machine ne peut pas faire mieux que l’être humain. Tout au contraire, sur ce type de traitements de grands volumes avec des règles de gestion finalement assez simples, la machine est très puissante quand elle fonctionne avec l’humain.

Ce type de défi a déjà fait l’objet de travaux importants, et efficaces, d’un groupe de travail au sein de l’état, la mission ETALAB, qui a été auditionnée par la commission (page 121 du rapport). La mission ETALAB précise qu’un prototype (un « proof of concept » en langage de développeur et d’innovation) a été déjà mis au point, et qu’il n’est pas besoin de réinventer la roue. En fait, tout va dépendre du perfectionnisme attendu du traitement. Si le pouvoir politique exige que le traitement soit efficace à 100%, on ne pourra pas dépasser les volumes actuels, car la chancellerie n’aura pas les moyens de mobiliser 50 professionnels travaillant comme des moines scripteurs dans un monastère du moyen-âge.

 

En revanche, si l’on accepte une efficacité à 99%, par exemple, le système pourra fonctionner avec beaucoup d’ingéniosité, de la puissance machine, et peu de temps.

Pour les décisions qui ne seront pas correctement anonymisées, il faudra mettre à disposition un moyen d’alerte simple et accessible. Ainsi, quand un justiciable s’apercevra qu’une décision le concernant permet de le reconnaître, il pourra signaler immédiatement, sans frais, et très simplement, l’erreur d’anonymisation. Ce signalement devra être traité en urgence. On pourrait même imaginer qu’à titre de précaution, la décision dont la publication est contestée soit retirée des bases de données, le temps de trancher ce recours. Ce signalement pourra aussi être adressé par toute personne, par exemple, un professionnel du droit qui s’aperçoit d’une erreur d’anonymisation. Pour le futur,  il faudra bien sûr exiger que toutes les décisions de justice comportent un système de balise (un code caché placé juste avant le nom des parties) pour signaler à la machine les données qui devront être anonymisées. En synthèse, un peu de courage politique pour vaincre les réticences internes, un peu d’ingéniosité, et dans quelques mois, nous disposerons tous d’un ensemble d’outils formidables.

Ou bien, notamment en érigeant des exigences excessives, et en appliquant un principe de précaution répondant à des inquiétudes corporatistes, on paralysera l’innovation en matière judiciaire.

(Article paru initialement dans Dalloz Actualité, merci de leur autorisation de le reproduire ici).

 

 

La date de publication de cet article est :  21/01/2018 . Des évolutions de la loi ou de la jurisprudence pouvant intervenir régulièrement, n’hésitez pas à nous contacter pour plus d’information. 

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