Les entreprises qui souscrivent des contrats de licence de logiciel renégocient régulièrement ces contrats avec leurs partenaires, éditeurs ou distributeurs.
Cette renégociation intervient souvent selon un rythme annuel, parfois tous les deux ou trois ans. Elle est légitime : les logiciels de l’éditeur évoluent, le coût de la recherche et développement aussi, et pour les logiciels hébergés en SaaS, le prix de l’énergie nécessaire pour faire « tourner » les data centers a aussi connu une forte inflation.
Les éditeurs proposent le plus souvent des augmentations de prix calquées sur l’indice Syntec, une référence bien établie dans l’industrie IT. Ils souhaitent parfois appliquer d’autres grilles de prix, mais tout cela reste le plus souvent cohérent et acceptable d’un point de vue économique.
Depuis quelques années, on assiste à des pratiques plus inhabituelles et parfois, franchement étonnantes.
Des augmentations de prix très importantes sont annoncées (jusqu’au doublement ou triplement du prix de certaines licences), parfois même en cours de contrat et sans aucune négociation.
D’autre part, certains éditeurs pratiquent la vente en « bundle » : des logiciels sont regroupés en packs, et si une entreprise veut acheter un logiciel précis, elles doivent souscrire un pack complet (contenant des logiciels qui ne seront en fait jamais utilisés, même s’ils sont disponibles).
Tout cela se joue dans un contexte dans lequel il y a de plus en plus de souscription par abonnement, et de moins en moins de « vente » de logiciel. Dans une vente de licence, l’entreprise achète des copies du logiciel avec une licence « à vie », et paie chaque année une maintenance. Cette maintenance coûte par exemple 20 % par an du prix de la licence et comprend un support et des prestations de maintenance corrective (la correction des bugs) et de maintenance adaptative (les mises à jour).
En cas d’abonnement, le modèle de pricing est différent. L’entreprise paie un prix mensuel ou annuel par utilisateur. Avec le développement des logiciels en SaaS, c’est devenu le modèle le plus pratiqué.
En définitive, une entreprise peut se retrouver confrontée à la conjonction d’une forte augmentation du coût annuel d’utilisation d’un logiciel déterminé, couplée à l’obligation de souscrire à un package. La facture totale devient alors très lourde pour l’entreprise utilisatrice.
De son côté, l’éditeur fait le pari qu’il ne perdra pas beaucoup de clients car il est difficile et coûteux de changer de logiciel et cette migration prend du temps, alors que les négociations sont souvent enfermées dans un délai très court (deux ou trois mois). Certains acteurs ont même évoqué un pari reposant sur la loi de Pareto : 20% des clients pourraient nous quitter, mais 80% vont rester clients.
D’ailleurs, les premiers résultats (à court terme donc) du changement de politique commerciale de VMWare depuis décembre 2023 semblent confirmer ce pari.
Cette fidélité forcée de beaucoup de clients est due notamment à une forme de dépendance technologique. Ces logiciels ne sont pas les seuls à savoir bien faire ce à quoi ils sont destinés, mais il est très coûteux de les changer. C’est le poids de l’héritage (la « legacy »).
Certains contrats contiennent une clause (souvent en anglais) qui prévoit que l’éditeur peut changer ses prix et ses méthodes de commercialisation à sa discrétion à tout moment, même en cours de contrats.
Dans le cas de VMWare, l’éditeur a annoncé par un communiqué de presse du 11 décembre 2023 une forte augmentation de prix des licences, une bundlisation et la fin de la vente de licences.
Face à de telles pratiques, plusieurs acteurs majeurs réagissent : au niveau national, le CIGREF (qui regroupe les DSI des grandes entreprises françaises) se mobilise auprès des autorités de la concurrence, tandis que Thales et ORANGE ont engagé des actions en référé et au fond devant le tribunal de commerce. Aux États-Unis, AT&T a assigné Broadcom (VMWare) en référé devant la Cour Suprême de l’Etat de New York.
On trouve aussi un exemple récent qui a animé le récent congrès des experts-comptables autour du logiciel SILAE. C’est un logiciel largement utilisé par les experts-comptables pour réaliser les bulletins de salaire de leurs clients (souvent des TPE ou PME).
L’éditeur a annoncé qu’il allait enrichir le logiciel et regrouper cette solution avec un outil beaucoup plus complet (un SIRH). Le coût d’utilisation va être augmenté.
L’argument de l’éditeur est que l’outil mis à disposition sera beaucoup plus riche, beaucoup de clients rétorquent que les nouvelles fonctionnalités ne seront en fait jamais utilisées.
Comment le droit français encadre-t-il ces méthodes ?
Tout d’abord, il faut prendre en compte le principe de liberté contractuelle. Un éditeur peut faire évoluer ses prix et ses méthodes de vente.
Ensuite, l’éditeur peut le faire, mais probablement pas en cours de contrat, il doit attendre la période de renégociation (tous les ans, le plus souvent). Le principe est que dans un contrat à durée déterminée, on ne change pas les règles du jeu pendant la durée de vie du contrat (le contrat fait la loi des parties). Si une clause permet à une partie de changer le contrat unilatéralement, cette clause serait probablement nulle car elle est « potestative » (elle ne dépend que de la volonté d’une partie, cf. article 1304-2 du code civil). Cela constitue une surprise pour des juristes étrangers, notamment américains, car en droit américain, une telle clause de révision unilatérale est légale.
Enfin, un éditeur peut-il changer ses méthodes de vente et/ou augmenter ses prix de manière très forte lors d’une renégociation annuelle ?
L’article L 442-1 du code de commerce peut être utilisé : il sanctionne celui qui tente d’obtenir de son client un avantage manifestement disproportionné au regard de la valeur de la contrepartie consentie. On trouve un texte équivalent à l’article 1165 du code civil qu’en cas d’abus dans la fixation du prix, le juge peut être saisi pour obtenir des dommages et intérêts.
Par exemple, dans un arrêt de la cour d’appel de Paris du 15 mai 2024, le journal l’Equipe était attaqué par un kiosque numérique car le journal avait augmenté son prix de 84% d’une année sur l’autre. Le journal a apporté de nombreux éléments techniques pour faire admettre que cette augmentation n’était pas abusive par rapport à la valeur de la prestation ni par rapport aux prix des concurrents. C’est au vu de ces éléments que la cour d’appel a jugé que l’augmentation de prix n’était pas abusive. Il peut donc y avoir un débat sur le caractère abusif d’une augmentation de prix.
Certains éditeurs s’appuient sur leurs contrats qui sont soumis à des lois étrangères (notamment le droit américain) pour tenter d’échapper à l’application de ces textes français. Mais comme ces textes sont d’ordre public, ils pourraient quand même encadrer la relation contractuelle.
Comment réagir face à de telles pratiques ?
On peut donner quelques conseils pratiques pour l’entreprise confrontée à ce type de pratiques.
Il faut d’abord procéder à une recherche documentaire et à la fouille d’archives. Les accords passés avec les éditeurs reposent parfois sur des documents anciens, et dans certains cas, sur des échanges de mail.
Sur cette base, on peut procéder à une analyse juridique poussée.
Il faut ensuite mesurer ce que coûterait la migration vers d’autres outils. On peut tenter de desserrer la contrainte du temps en demandant à un juge des référés un délai de grâce. C’est ce qu’ATOS a obtenu de la cour d’appel de Paris (arrêt du 31 mars 2021).
On peut aussi payer en protestant et saisir ensuite le juge (en invoquant l’abus dans la fixation du prix).
L’entreprise peut tenter de sécuriser sa situation en souscrivant un nouveau contrat pour une durée fixe de plusieurs années avec une augmentation de prix encadrée.
On terminera en évoquant le fait que les responsables IT ont parfois un peu de réticence à solliciter des juristes (internes ou externes à l’entreprise). Pourtant, l’aspect juridique de la négociation (qui n’est qu’une des facettes de la négociation) peut être efficace.
Il y a aussi la crainte que, si on fait intervenir un avocat, le dossier évolue vers un contentieux. Or, le responsable de l’IT sait qu’il a absolument besoin de ses interlocuteurs éditeurs.
On peut donc procéder à cette analyse juridique de manière totalement transparente, sans apparaître directement, et sans se substituer aux négociateurs, mais par un accompagnement en « back-office ».
Notre cabinet suit avec attention ces sujets et se tient à votre disposition pour échanger sur de telles pratiques ou pour vous accompagner dans la gestion de ces enjeux complexes. Cet accompagnement peut être transparent (en back-office) ou aux côtés de l’entreprise dans la négociation.
La date de publication de cet article est : 15/11/2024 . Des évolutions de la loi ou de la jurisprudence pouvant intervenir régulièrement, n’hésitez pas à nous contacter pour plus d’information.