La Cour de cassation vient de rendre une décision très intéressante le 25 mars 2021 concernant la procédure de la saisie sur requête (Cass. 2e civ., 25 mars 2021, n° 19-23.448).

Cette procédure permet à une société qui soupçonne un concurrent de manœuvres déloyales de faire procéder à une véritable « perquisition privée » chez son concurrent. La procédure consiste à s’adresser à un juge par une requête, c’est-à-dire sans prévenir son adversaire. Il y a donc une dérogation au principe essentiel du contradictoire. Ce principe oblige à faire connaître à son adversaire dans un procès tous les éléments que l’on va communiquer au tribunal.

Le juge rend alors une décision, appelée « ordonnance ».

Cette procédure exceptionnelle est organisée en combinant les articles 145 et 493 et suivants du code de procédure civile.

On parle de saisie 145 (par référence à l’article du code de procédure civile).

Cette saisie ressemble beaucoup à la saisie contrefaçon, mais elle est différente. Par exemple, dans une saisie 145, on ne peut pas, en théorie, saisir d’éléments matériels mais seulement des fichiers, ou faire des photocopies de documents papier (voir un billet précédent : https://www.blog-nouveaumonde-avocats.com/saisie-contrefacon-et-ou-constat-145-comment-reagir/ et la décision du 15 novembre 2012 citée dans ce billet CA Paris, pôle 5, 15 nov. 2012, n° 10-06807).

En pratique, on rédige un document (une requête) adressé à un juge en lui présentant des éléments de preuve et on demande au juge qu’il nomme un huissier de justice (souvent accompagné d’un expert judiciaire) pour qu’il aille constater chez le concurrent les éléments qui prouvent la concurrence déloyale. De cette manière, on peut collecter des fichiers informatiques, des mails etc.

On parle alors d’une ordonnance rendue sur requête. La société qui est la cible de l’opération peut ensuite contester l’ordonnance par le biais d’une procédure particulière, qu’on appelle la « rétractation ».

Pendant longtemps, les présidents des tribunaux de commerce et des tribunaux judiciaires octroyaient assez facilement ses ordonnances, même si le texte exige qu’il faut justifier de « cas où le requérant est fondé à ne pas appeler de partie adverse »  (article 493 du code de procédure civile).

L’affaire qui a donné lieu à l’arrêt de la Cour de cassation est très célèbre dans le milieu juridique. Depuis quelques années, la société doctrine.fr propose un service innovant en se présentant comme le « Google du droit » et en mettant à disposition de nombreuses décisions de justice.

 

En juin 2018, la presse avait révélé (voir l’article du Monde ) que ces éditeurs reprochaient à la société Forseti des méthodes déloyales pour collecter des décisions de justice afin d’enrichir sa base de données. Le conseil de l’ordre des avocats de Paris et le conseil national des barreaux avait même annoncé publiquement qu’ils avaient déposé une plainte pénale (dont le Canard enchaîné a parlé il y a quelques jours).

Les quatre éditeurs juridiques traditionnels ont déposé une requête en septembre 2018 et en fait procéder à une saisie dans les locaux de la société Forseti (qui exploite le service doctrine.fr) en octobre 2018. Avant l’exécution de la saisie dans ses locaux, la société Forseti avait reconnu la réalité de certains faits qui lui étaient reprochés et les avaient minimisés (voir l’article du Monde qui rend compte de la saisie et des explications de Forseti).

L’objet de ce billet de blog n’est pas de se prononcer sur la légitimité d’une action menée conjointement par les organes de la profession d’avocats et les quatre éditeurs qui se partagent le marché de l’édition juridique contre un nouvel acteur qui propose un service innovant. Ceux qui fréquentent ce blog ou qui ont lu d’autres articles sous ma plume savent très bien ce que j’en pense. Les éditeurs juridiques classiques peuvent évidemment saisir la justice. Mais l’alliance objective avec les organes de la profession donnent une image très mauvaise de la profession qui donne l’impression qu’elle préfère le statu quo et les situations acquises plutôt que les services innovants.

Forseti a contesté la saisie réalisée dans ses bureaux et la cour d’appel de Paris lui avait donné raison dans un arrêt du 31 juillet 2019 (CA Paris, pôle 1 – ch. 3, 31 juill. 2019, n° 19-02352). La cour d’appel avait annulé l’autorisation de faire la saisie car elle était dépourvue de tout effet de surprise. La cour d’appel avait indiqué que si la société Forseti quelque chose à cacher, elle avait largement eu le temps de détruire tous les éléments informatiques gênants. Selon la cour d’appel, il n’y avait donc pas de raison de déroger au principe de la contradiction.

Depuis de nombreuses années, les cours d’appel et la Cour de cassation sanctionnent régulièrement des décisions rendues sur requête pour autoriser des saisies 145. Il est cohérent que la jurisprudence soit très restrictive, car ces mesures sont ordonnées de manière non contradictoire (c’est leur définition même) et elles permettent de procéder à une véritable perquisition privée en saisissant des éléments couverts par le secret des affaires.

Compte tenu de cette tendance de la jurisprudence depuis quelques années, les juges des tribunaux de commerce et des tribunaux judiciaires sont devenus plus exigeants, et ils ordonnent au minimum que les éléments saisis par huissier de justice soient séquestrés pour pouvoir assurer la protection du secret des affaires.

L’arrêt qui avait été rendu par la cour d’appel de Paris en 2019 s’inscrivait dans cette tendance que l’on peut appeler « protectrice ». La cour d’appel avait aussi retenu que la requête qui avait été déposée en septembre 2018 ne justifiait pas spécifiquement les raisons qui pouvaient faire admettre l’absence de contradictoire.

La Cour de cassation vient de donner un coup de balancier inverse en précisant sa jurisprudence. L’absence d’effet de surprise ne justifie par le rejet de l’autorisation du juge. Au contraire, il suffit y ait un risque de dépérissement des preuves pour justifier l’autorisation de procéder à la saisie 145, justement parce que la société ciblée par l’opération aurait pu supprimer des fichiers après avoir été prévenue.

En pratique, il faut donc motiver très précisément la demande adressée au juge pour obtenir son autorisation, et que la procédure ne soit pas annulée par une rétractation. Le fait que la société cible connaisse le risque de saisie (par un article de presse ou une indiscrétion) ne suffit pas à rejeter la demande de saisie 145.

 

 

La date de publication de cet article est :  27/04/2021 . Des évolutions de la loi ou de la jurisprudence pouvant intervenir régulièrement, n’hésitez pas à nous contacter pour plus d’information. 

Share This Story, Choose Your Platform!